Ce qui est depuis toujours de l’ordre des prérogatives du coeur a été, depuis l’arrivée de la science sur la scène de la pensée, méprisé, ou en tous cas relégué au rang d’une gentille poésie, voire d’un mysticisme douteux, mais certainement pas un sujet d’étude sérieux. Cependant aujourd’hui, il ne se passe plus une année sans que les domaines de la psychologie, des neurosciences et de la physiologie et de la physique, n’apportent leur lot d’études et de découvertes scientifiques qui viennent peu à peu réhabiliter ces attributs que l’on prête traditionnellement au coeur: compassion, bienveillance ou gratitude…
En tant que psychologue et méditante sur le coeur depuis une trentaine d’années, ma préoccupation constante est de relier la psychologie humaine et la spiritualité inhérente au coeur, de créer des passages, des langages, de mettre en pratique et de proposer à mes patients ces nouvelles découvertes. Et il se trouve que le succès clinique de ces approches est indiscutable.
Ainsi, nous pouvons concevoir que le coeur est le point de départ capable de réharmoniser l’être humain dans toute sa dimension psychologique, mais aussi ce même point de départ pour son cheminement spirituel, ou Yatra. D’ailleurs, dans les traditions anciennes comme le soufisme ou le Raja Yoga, il est considéré comme la porte de la conscience.
Pouvez vous nous expliquer en quoi les derniers travaux en neurosciences nous permettent de comprendre les structures du fonctionnement humain, et en quoi ils ouvrent des perspectives capables de proposer des voies permettant aux hommes de sortir de l’anxiété, de la peur de l’avenir, ainsi que de la poursuite, perpétuelle et infernale, du “toujours plus”, pour trouver enfin des modes d’apaisement qui nous connectent à nos valeurs plus hautes et au spirituel?
Les recherches en neurosciences et en psychologie de l’évolution nous montrent qu’il existe 3 grands systèmes émotionnels et comportementaux susceptibles de gouverner toute la vie psychique de l'être humain, d’où découlent à chaque niveaux des types de rapport au monde. Après les investigations sur le cerveau, la compréhension s’achemine également dans le domaine du coeur qui éclaire de sa lumière douce de nouvelles données sur la conscience. Si ces avancées permettent aujourd’hui de faire ces propositions, il n’en demeure pas moins que les civilisations anciennes et leurs systèmes de sagesse avaient compris cela depuis fort longtemps, et c’est pour cela qu’elles ont toutes proposé des préceptes à suivre, car elles connaissaient déjà les faiblesse humaines et les écueils dans lesquels, sans ces préceptes de sagesse, l’humanité retombait bien vite.
Sur quelles bases scientifiques et théoriques sont définis ces systèmes?
En l’état actuel des neurosciences, on sait que nous avons plusieurs structures cérébrales qui correspondent à différents stades de l’évolution, chacune de ces structures ayant des fonctions adaptatives visant à la survie de l’espèce. Je choisirais de présenter les trois systèmes issus d’un modèle proposé par Paul Gilbert, psychologue britannique (PhD), qui est le fruit d’une approche intégrative basée sur la psychologie de l’évolution, parce qu’il a le mérite de replacer la compassion et les valeurs du coeur dans le contexte de l’évolution humaine. D’autres modèles convergent et parlent de ces systèmes structurant les émotions et les comportements, notamment la théorie polyvagale de Stephen Porges. Je parlerai également des recherches récentes menées par l’institut HeartMath sur le coeur.
Pouvez vous expliquer en quoi consistent les fondements de cette approche?
L’approche de P. Gilbert, qui a mis en oeuvre la “thérapie fondée sur la compassion”, est intéressante car elle introduit les valeurs du coeur, l’amour, la compassion, comme des nécessités pour une vie psychique riche et pleine de sens, en dehors de toute considération religieuse ou spirituelle. Et pourtant, nous constatons que ses conclusions rejoignent une dimension nécessairement spirituelle: au regard de son évolution, pour que sa vie ait du sens, l’homme doit se comporter en intégrant ces valeurs, c’est à dire, doit être spirituel, quelles que soient par ailleurs ses croyances.
La cacophonie du cerveau
L’approche de P. Gilbert repose sur l’idée fondamentale que le cerveau, tout comme les autres organes est le produit de l’évolution, et constitue donc une adaptation à des contraintes biologiques et sociales. Il coordonne un nombre colossal de compétences et processus entre eux, et ce sont les systèmes motivationnels tels que nous allons les développer, qui coordonnent l’esprit: ils sont les chefs d’orchestre de l’attention, de l’organisation de la pensée et des comportements, mais elles sont souvent hors de notre contrôle.
Nous sommes une espèce sociale, nous savons utiliser nos cerveaux pour soigner et aimer d’autres humains, animaux, plantes, mais nous pouvons utiliser les pires armes pour des génocides de masse de notre propre espèce. Si nous avons certes un cerveau intelligent, capable de penser et de concevoir, nos émotions peuvent toutefois le détourner de son propos. Ainsi, notre cerveau archaïque avec ses instincts de survie et notre cerveau limbique avec ses émotions, ont leurs propres impératifs de survie (fuir, attaquer, trouver des ressources, etc) qui contrastent et contredisent souvent l’homme cortical, pensant, qui existe aussi en nous.
La notion d’identité est le plus souvent quelque chose d’arbitraire, elle est le résultat dont nous avons coordonné les diverses influences et valeurs qui nous ont façonnés. Elle n’est jamais “une”, mais composée d’une multiplicité de sous personnailités, ou identités que nous nous attachons à défendre. Alors, devons nous laisser chacun de ces sous-personnalités cohabiter cahin-caha comme elles peuvent, ou bien devons nous déléguer à une partie de nous le soin de piloter l’ensemble?
Devant le constat de cette cacophonie du cerveau et de ses multiples divergences, Paul Gilbert conclut: « Ca n’est pas de notre faute! »: il est nécessaire de savoir éprouver de la compassion pour notre pauvre cerveau imparfait, plein de bugs, obligé de gérer différents enjeux contradictoires simultanément. Mais, ajoute t-il, “si nos cerveaux sont imparfaits, en revanche, il est de notre responsabilité de faire quelque chose pour prendre en charge notre esprit.”
Retrouver le pilote
Nous pouvons imaginer l’image d’un cocher conduisant une voiture tirée par des chevaux. Si les chevaux représentent les instincts de base et les émotions diverses, le cocher dirige les chevaux afin qu’ils ne conduisent pas la voiture dans n’importe quelle direction au gré de leurs humeurs du moment. Il fixe une direction, un But ultime, afin de pouvoir mener la voiture à sa destination.
La seule instance en nous suffisamment sage, mature et impartiale pour être capable de prendre en charge les autres sous-personnalités, c’est notre partie compassionnée et aimante. L’amour, en tant que motivation liée au soin et à la gentillesse peut être un chef d’orchestre intéressant pour notre esprit. Lui seul a la capacité de nous sortir de nos intérêts et peurs immédiats, et de développer une vision, des valeurs et des objectifs liés à sa réalisation.
Pour ce faire, il y a besoin d’orienter délibérément son esprit et de choisir cette direction en conscience: fixer son but, et avancer en ce sens sans s’arrêter aux autres voix qui s’élèveraient en chemin, tout en les traitant cependant avec la compassion nécessaire, comme des hôtes que nous n’aurions pas invités”, disait le sage indien Ram Chandra.
Apprendre à cheminer en ce sens nécessite un entraînement, nous y reviendrons.
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